•  

     

    Une promenade dans le quartier Ouest de Hong Kong est un retour dans le passé.

    Des rues étroites bordées d’étales de fruits et légumes, d’herboristeries, de marchés à ciel ouvert de

    poissons et de viandes serpentent jusqu’à Victoria Harbour avec à peine un hôtel ou un bâtiment commerciaux

    en vue. Les chants des vendeurs de rue et et les cliquetis que font les roues ferrées des charrettes

    se mêlent aux odeurs douces et aigres de cuisine, d’encens et de gaz d’échappement des moteurs

    diesel. En dehors du flux constant des taxis rouges et rutilants, on pourrait se croire dans le Hong

    Kong d’il y a un siècle, à l’époque ou Yang Sau Chung, à la tête de la Famille Yang pour la quatrième

    génération, quitta en 1949 Canton en Chine pour venir s’installer à Hong Kong.

    Quel heureux hasard que son premier disciple, Maitre Ip Tai Tak ait vécu tranquillement dans ce

    vieux quartier, pratiquant avec passion le Style du Serpent - la forme de Tai Chi la plus ancienne et la

    plus martiale de la Famille Yang. Le Grand Maître Ip commença sa vie de disciple en 1958 et la poursuivit

    jusqu’à sa mort en avril 2004. Il consacra ainsi presque 50 ans de son existence à une pratique

    quotidienne du style du Serpent pour l’amener à sa perfection.

    Le Style du Serpent met en valeur les qualités martiales du Tai Chi Chuan et est enseigné dans l’esprit

    de l’expression chinoise « But Da But Gau » - ne pas frapper est ne pas enseigner. Pendant mes 35 années

    d’artiste martial, j'ai connu l'incomparable expérience d’être complètement dévasté par cet

    homme remarquable. Pendant mes années de pratique en tant que disciple, j’ai été constamment pincé,

    frappé, giflé, poussé, saisi, tordu, et brutalement mis à terre sur son parquet. Je n’ai jamais été blessé

    (mises à part quelques marques occasionnelles sur mon corps), mais cela m’a amené à percevoir la

    puissance et la maîtrise de cet art martial doux quand il est exprimé par un homme comme Maître Ip.

    Dans le monde d’aujourd’hui, seulement peu de gens suivent ce style de Tai Chi. Cependant tous les

    pratiquants du style Yang devraient être reconnaissants à Maître Ip Tai Tak pour avoir préservé, raffiné

    et transmis cette ancienne méthode martiale de la famille Yang pour les générations futures.

    Lors de ma dernière visite à Hong Kong avant sa mort, Maître Ip m’a accordé cet entretien, dans lequel

    il a parlé de sa pratique à Hong Kong, à ses débuts, des circonstances qui lui ont fait rencontrer Grand

    Maître Yang Sau Chung, et de ce qui a fait connaître le Systeme Yang de Tai Chi sous la forme du

    Style du Serpent.

     

     

     

     

     

     

    BTF - Quelle a été votre motivation pour étudier le Tai Chi Chuan ?

     

     

    GMI : J’ai étudié le Kung Fu à l’école primaire avant la deuxième guerre mondiale ; c’était obligatoire pour les garçons. Cependant, mon premier intérêt pour la culture physique s’est porté sur les haltères. Après une blessure occasionnée par le lever de poids, mon médecin m’a recommandé de faire de la natation, du tennis de table ou du Tai Chi.

     

     

    BTF - Et vous avez choisi le Tai Chi

     

     

    GMI : Non, je pensais que c’était trop lent et trop ennuyeux. Aussi ai-je choisi la natation. Une fois, alors que j’étais à la piscine, j’ai remarqué des personnes qui faisaient du Tai Chi sur une colline à proximité. J’y suis allé et je les ai regardé faire la poussée des mains. Après avoir discuté avec l’enseignant, j’ai décidé de me joindre à eux.

     

     

    BTF - Qui était l’enseignant ?

     

    GMI : C’est le fameux Grand Maître Tung Yin Kit (nldr : Tung Ying-Chieh) , un disciple de Yang Chen Fu. C’était en 1950 et j’avais 21 ans. J’ai étudié avec lui pendant 4 ans, devenant finalement son assistant. Ensuite, j’ai rencontré le fameux Grand Maître Yang Sau Chung.

     

     

    BTF - Comment l’avez-vous rencontré ?

     

    GMI : Je suis allé à une démonstration de Kung Fu à Wanchai, Hong Kong. Le Grand Maître a fait une démonstration de sabre. J’ai été tellement impressionné par sa performance que j’ai su que je voulais devenir son élève.

     

     

    BTF - Comment vous y êtes vous pris ?

     

    GMI : J’ai appris qu’il vivait à Yuen Long, dans les Nouveaux Territoires, et je m’y suis donc rendu. Je l’ai cherché partout. Après de multiples frustrations, j’ai trouvé le fameux Grand Maître Yang alors qu’il enseignait à un petit groupe d’élèves en plein air. Ses élèves étaient très impressionnants, bien que certains n’aient commencé leur apprentissage que depuis trois mois. Je lui ai demandé s’il était prêt à m’accepter et il a dit oui. Yeun Long était loin, et j’ai donc trouvé un entrepôt à Kennedy Town, dans Hong Kong et j’ai invité le fameux Grand Maître Yang à venir y enseigner. Il a accepté et bientôt tous ses élèves, un maximum de 13 au total, étudiaient avec lui deux ou trois fois par semaine après le travail. Par la suite, il a fait venir sa famille à Hong Kong.

     

     

    BTF - Parlez-nous du début de votre apprentissage.

     

    GMI : Je vais vous raconter une histoire. Une fois, après le cours à Yuen Long, nous sommes allés chez un élève. Le Grand Maître Yang a installé des matelas au fond d’une pièce. Il nous poussait et on volait et roulait à travers la pièce pour atterrir sur les matelas à 3 mètres. Je n’avais jamais rien vu de tel. Plus tard, nous sommes sortis dîner avec le Grand Maître Yang, mais aucun d’entre nous n’a été capable d’avaler quoi que soit tellement nous étions secoués à l’intérieur.

     

     

    BTF - Quand êtes-vous devenu son premier disciple ?

     

    GMI : En novembre 1958. Lors de la cérémonie traditionnelle dite le Bai Shi, j’ai organisé un banquet et j’ai invité tous les élèves et la famille du Grand Maître Yang. Je lui ai offert une pochette rouge, des rouleaux de soie pour faire des vêtements et une offrande de thé – selon la tradition pour devenir un disciple.

     

     

    BTF - En quoi votre entraînement a-t-il changé après que vous soyez devenu un disciple ?

     

    GMI : J’ai appris la forme du Serpent de la famille Yang, qui comprenait la Forme Longue, du Chi Kung et une version très martiale de la poussée des mains. J’ai travaillé cette poussée des mains avec mon Maître pendant 24 ans.

     

     

    BTF - Le Grand Maître Yang vous a-t-il parlé de son entrainement avec son célèbre père, le très fameux

    Grand Maître Yang Chen Fu ?

     

    GMI : Quelquefois. Je sais qu’il a commencé à s’entraîner dès l’âge de 8 ans et a été reconnu comme un maître à l’âge de 19. Il dit que son père les jetait dehors , son fils et ses élèves, dès 6 heures du matin. Il faisait très froid dans le nord, et lui-même et les élèves de son père étaient obligés de s’entraîner continuellement simplement pour avoir chaud – faisant jusqu’à 12 formes en 2 heures suffisamment vite pour conserver leur chaleur interne. Ensuite, son père ouvrait la porte à 8 heures et les invitait pour le petit déjeuner. Ils s’entrainaient aussi à midi et dans la soirée. Il disait que son père avait tellement de chi dans les mains qu’elles pesaient dix fois plus que celles d’un homme ordinaire.

     

     

    BTF - J’ai entendu dire que vous avez étudié et fait des recherches sur de nombreuses formes d’art martial.

     

    GMI : Comme je l’ai dit, j’ai un peu étudié le Kung Fu et le Judo à l’école. Il y avait aussi de nombreux grands maîtres à Hong Kong à cette époque. Je me suis familiarisé avec leurs styles. Le Fameux Grand Maître Yang enseignait chez lui dans le Wanchai les samedi et dimanche. Je lui montrais une technique d’un autre système le samedi et le dimanche il me montrait comment la contrer avec le Tai Chi de sa famille.

     

     

    BTF - Comment décririez-vous la poussée des mains du Grand Maître Yang

     

    GMI : En 24 années, je n’ai jamais gagné contre lui. Ses mains étaient très puissantes et magiques. Lorsqu’il vous attrapait, la douleur était insupportable. Au début, avant de devenir plus fort, à chaque fois qu’il nous saisissait, on avait des bleus partout, comme si nos bras et notre corps étaient fait de tofu.

     

     

    BTF - Le fameux Grand Maître Yang est mort en 1985, si je ne me trompe pas ?

     

    GMI : Oui, il avait 3 filles, Amy, Mary1 et Agnès. Il a aussi pris 2 disciples après moi, Chu Gin Soon2 en 1977 et Chu King Hung en 1983. Il avait aussi 3 demi-frères qui vivaient encore en Chine.

     

     

    BTF - Pour en revenir à votre entraînement martial au sein du Système de la Famille Yang. En quoi

    était-il différent du Tai Chi Yang ordinaire ?

     

    GMI : Il y a trois formes de la Famille Yang – la Grue, le Tigre et le Serpent. Essentiellement, les personnes âgées et celles qui ont les limitations physiques pratiquent le style de la Grue, caractérisé par des postures hautes. Le style du Tigre est le plus répandu. Il est caractérisé par une posture intermédiaire et a une orientation martiale. Le style du serpent a une posture basse, normalement à 4 pieds* du sol, et il a été conçu pour le combat.

     

    *(Maître Ip disait que la hauteur de 4 pieds (nldr : 1 pied 30 cm) correspond à une personne mesurant 5

    pieds, et que je ne devrais pas pratiquer plus bas que 5 pieds parce que je mesure 6 pieds.)

    Comme règles générale, il ne faut pas pratiquer le style du Serpent plus bas que 30 cm en dessous de sa taille.

     

     

    BTF - Mais y a-t-il d’autres différences que la hauteur de la posture ?

     

    GMI : Oui, le système de défense du style du Tigre utilise une méthode "frontale"5, comme le tigre lui-même. Le style du Serpent se déplace d’un côté à l’autre comme un serpent, et attaque l’adversaire de biais (par l’angle). Les positions angulaires des mains sont plus puissantes, et sont soutenues par la taille et les jambes de façon plus efficaces. De plus, le poids est 100 pour cent sur la jambe d’appui. Mais aucune forme n’est utile comme art martial sans Chi Kung et poussée des mains.

     

     

    BTF - Comment ça ?

     

    GMI : Le Tai Chi est comme un arbre. Si vous le nourrissez, il grandira. Mais ce n’est qu’un arbre en pot sans le Chi Kung. Si vous plantez l’arbre dans le sol il développera ses racines et ne pourra plus être renversé. Ce sont les effets du Chi Kung sur votre Tai Chi. Le Chi Kung fait descendre le Chi vers vos pieds. Et le Tai Chi Fait monter le Chi et le fait circuler. La poussée des mains vous apprend comment le faire passer dans les mains.

     

     

    BTF - Est-ce cette association qui permet au Tai Chi d être à la fois un exercice de santé et un art martial

    ?

     

    1 Maître Mary Yang donne des cours privés à Hong Kong

    2 Maître Chu Gin Soon enseigne à Boston, Massachusetts

    3 Maître Chu King Hung enseigne dans toute l’Europe

    4 Grand Maître Yang Zhendao (deuxième demi-frère) enseigne en Chine et dans le monde.

    5 "straightforward"

     

    GMI : Cette association permet au pratiquant du style du tigre d’ appliquer quelques mouvements , Mais cen'est pas la véritable forme de combat du Tai Chi à moins que vous ne pratiquiez la Forme Longue

     

     

    BTF - La Forme Longue dont vous parlez est différente de la forme du Tai Chi ? (Les occidentaux se référent souvent à une forme longue comme la forme complète du style Yang du Tai Chi)

     

    GMI : Oui. La Forme Longue de la famille Yang est une forme martiale, différente de celle du Tai Chi habituelle. Elle peut se pratiquer à différentes vitesses et peut être modifiée pour correspondre aux exigences martiales d’un maître. Ma forme est un peu différente de la forme du Grand Maître Yang. On peut être créatif avec la Forme Longue mais pas avec la forme classique.

     

     

    BTF - Ainsi les 3 trois composantes du style Yang martial du Tai Chi sont : … ?

    GMI : Chi Kung, la Forme Longue et la poussée des mains. Sans cette combinaison on ne peut pas utiliser le Tai Chi comme la self-défense

     

     

    BTF - Et le Fa Jing alors ?

     

    GMI : On confond souvent le Fa Jing avec la force. C’est du Chi pur exprimé dans les mains à partir du dos en creusant la poitrine6 et en utilisant l’intention. Mon style de Fa Jing est un très vieux concept qui date d’avant la famille Yang. Vous faites partir la force en déplaçant la hanche dans un direction et les mains dans l’autre, comme si votre corps devenait un arc pour décocher une flèche. Mais il faut apprendre à s’enraciner par la pratique

    du Chi Kung.

     

     

    BTF - Vous parlez de la différence de la pratique du Tai Chi pour la santé avec celle du Tai Chi pour le

    combat. Le Tai Chi martial n’est-il pas encore meilleur pour la santé ?

     

    GMI : Si, il vous rendra plus fort et plus puissant, mais vous devez veiller à la pratiquer correctement. Sinon on ne devrait pas pratiquer cette méthode.

     

     

    Merci Grand Maître Ip.

     

     

    Ps: à lire aussi l'interview de B. Boyd à télécharger ci-dessous 

    Télécharger « article de B-BOYD.pdf »

     


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  • Entretien en juillet 2009 avec Wolfe Lowenthal, auteur de "Un grand Maître du Tai Chi vous parle"

    Un des premiers élèves de Me Cheng Man Ching            

     

    Entretien avec Wolfe Lowenthal - Elève de me Cheng Man Ching

    Wolfe Lowenthal

     

    1. Vous avez commencé votre stage estival en Ecosse en rappelant que Chen Man Ching avait baptisé la seconde salle dans laquelle il a enseigné à New York  la « Salle de la Joie ». En quoi cela vous inspire-t-il aujourd’hui ?

     

    Ce poème de dédicace, « La Salle de la Joie », m’a inspiré et éclairé plusieurs années durant. Récemment, alors que j’attendais avec enthousiasme le stage en Ecosse, j’ai eu le sentiment de compléter un cercle qui avait commencé l’été précédant à Salamanque ; là, la générosité de cœur qu’exprimaient entre eux les étudiants m’avait suggéré de faire face aux déséquilibres qui empêchaient que certaines personnes de notre groupe aux U.S.A. puissent vivre avec l’esprit de la Salle de la Joie : « Que la véritable affection et le rassemblement joyeux habitent cette salle. »

    J’ai pensé boucler la boucle dans la façon dont, au cours de l’année, le changement de l’énergie des cours à Amherst m’avait donné l’espace pour approfondir ma compréhension de l’escrime. Retrouver mes camarades d’étude en Europe avec cette nouvelle compréhension serait le cadeau qui me permettrait d’exprimer ma gratitude pour la leçon spirituelle de Salamanque.

    Juste avant le début du stage, j’ai eu droit à une grosse surprise. Margaret est venue passer un peu de temps chez nous et je lui ai proposé de faire un peu d’escrime. Je pensais la bouleverser avec ma nouvelle découverte ; je fus étonné : apparemment elle l’avait déjà comprise ! J’étais peut-être un soupçon plus sensible qu’elle, mais quant à la grande « nouvelle idée » que je ramenais avec moi, elle l’avait déjà acquise…

    Pratiquer l’escrime avec Gordon quelque temps plus tard me le confirma une nouvelle fois. Ils avaient même commencé à en partager les fondamentaux avec leurs élèves.

    A l’occasion, j’ai posé la question à Margaret et Gordon : comment en étaient-ils venus à cette découverte ?

    « Tu nous en a parlé, il y a plus d’un an, sur une aire d’autoroute en allant à  l’aéroport après notre visite à Amherst en automne. »

    Je le leur avais effectivement dit. Ou plutôt j’avais parlé à partir d’une idée encore abstraite, et eux l’avaient rendu tangible avant moi. Ils m’ont dit qu’ils avaient passé beaucoup de temps à travailler ensemble, et qu’avec une bonne entente et une confiance réciproque, ils avaient pu étudier « le vortex du Tao ».

    C’était bien plusieurs mois plus tard que moi j’avais pu faire ce bond et avoir cette foi, une fois que je m’étais senti assez en sécurité pour explorer ce qui semblait être à  première vue une idée assez effrayante. Il n’y a aucun hasard : grâce au changement d’énergie dans mon groupe –  devenu une véritable « Salle de la Joie » -- j’ai pu développer une compréhension plus profonde.

    Et puis, ce dernier stage m’a conduit vers ce qui, me semble-t-il, va devenir une longue méditation sur un autre thème du poème de la « Salle de la Joie »  « … Et abandonnions le souci de nous-mêmes ».

    En observant mes camarades d’étude au stage de Stirling - beaucoup d’entre eux sont d’excellents professeurs - j’ai été frappé par leur générosité et l’absence d’esprit de compétition. Leur esprit était engagé dans l’apprentissage, avec la conscience qu’une certaine énergie est  souhaitable voir nécessaire pour cela.

    Ce maillage gracieux entre élèves contrastait totalement avec l’esprit de clique et de clan qui peut limiter le potentiel d’un étudiant au sein d’une école.

    Je me suis longtemps efforcé de trouver les mots pour répondre à cet esprit de clan, mais une fois encore, il me semble que le Professeur m’a montré le chemin. Peut-être songeait-il à l’avenir de sa propre école et à la façon dont les guerres de clans la détruiraient après sa mort.

    Bien sûr, « l’abandon du souci de nous-mêmes » ne concerne pas uniquement les guerres de clans.

    « Si votre idée est d’obtenir la victoire ou bien d’éviter la défaite, ce n’est pas du Tai Chi Chuan, » disait Cheng Man-ching. Les questions de victoire et de défaite ainsi que les tracas qui les accompagnent, tout comme les préoccupations de place dans une hiérarchie, nous rendent durs et tendus, et deviennent de ce fait des barrières empêchant la compréhension de la grandeur du chi. Ce qui est vrai de bien d’autres thèmes du poème de « la Salle de la Joie » l’est de « perdre le souci de soi » : c’est beaucoup plus qu’un souhait ; c’est une instruction.

    En parlant de Cheng Man-ching, l’une des fonctions d’une lignée est de fournir un refuge, un espace dans lequel relâcher le souci de soi.

     

     

    2.    Une des choses auxquelles vous semblez le plus attaché est la croyance dans les principes du Tai Chi Chuan. Pouvez-vous parler de votre rapport personnel à cette foi pour aider les pratiquants que nous sommes à comprendre à quel point cette question est importante.

     

    Le Tai Chi Chuan n’est rien sans principes. En fait, même dans la représentation visuelle du Tai Chi, celle des « deux poisons », le principe est la ligne séparant – créant – le yin et le yang.

    Par exemple, à un niveau fonctionnel, le vide et le plein qui sont au cœur de l’application du Tai Chi sont inefficaces sans cette « ligne ». L’alignement entre le sommet de la tête (les cieux) et le milieu du pied ( la terre), cet alignement – ce principe – rend possible l’application. Sans ce principe, nous perdons la faculté de neutraliser, d’utiliser yin et yang.

     

     

    3.    Dans Comme une longue rivière, vous insistez sur l’injonction de Maître Cheng d’ « investir dans la perte ». Vous avez aussi parlé dans votre stage de « spend time in principles » (passer du temps en compagnie des principes… ? ). Est-ce la même idée ?

     

    Au fil des années, j’ai entendu une multitude d’explications et de définitions du « Gung Fu » : discipline, niveau de réussite dans ce que tu fais, voire même habileté, sont quelques exemples qui me viennent à l’esprit. Or récemment j’ai entendu la version de Liu Hsi-heng de ce qu’était le Gung Fu: « le temps consacré au principe, qui mène à l’éveil ». C’est devenu ma définition favorite.

    Investir dans la perte est un concept capital dans notre pratique, un aspect du principe auquel nous consacrons du temps. Cela veut dire en gros d’abandonner la résistance et la force dure, et d’être prêt à en accepter les conséquences probables – la défaite – jusqu'à ce que nous ayons suffisamment appris la douceur et la non-résistance.

     

     

    4.    En lisant vos livres, on comprend que pour vous, la Poussée des Mains est avant tout un espace d’étude du Chi. Etait-ce clair dès le début de votre pratique ou avez-vous dû abandonner l’idée que la Poussée des Mains est un combat ? Comment et grâce à quoi votre perception du sens de la Poussée des Mains s’est-elle modifiée ? Dans le stage que vous avez animé cet été en Ecosse, vous avez exposé l’idée que la forme devient martiale à partir du moment où l’on commence à sentir l’air comme de l’eau. Cela signifie-t-il que nous nous battons contre l’univers entier? Pouvez-vous préciser votre compréhension de ce qu’est la martialité ?

     

    Laissez-moi clarifier quelques points. Premièrement je n’ai jamais pensé la Poussée des Mains comme une forme de combat. Le professeur Cheng était très clair sur le fait que la Poussée des Mains est une étude de l’interrelation de l’énergie. Cette étude a de merveilleuses applications une fois comprises et pourrait être la seule chose requise dans beaucoup de situations de self-défense. Mais dans un cas désespéré qui demanderait une réponse martiale féroce (ce que le Professeur appelait « devenir méchant ») il s’agit bien d’une mise en œuvre de l’art martial dans son ensemble. Pas uniquement de la Poussée des Mains, et peut-être que c’est alors la forme qui prendrait le plus d’importance parmi tous les aspects de notre Gung Fu.

    Vous déformez également mon propos quand vous dites que « la forme devient martiale lorsque l’on commence à sentir l’air comme de l’eau ». Je n’ai pas dit que la forme devenait martiale une fois qu’on acquiert ce niveau de compréhension. Cependant, pendant des années, je me suis trompé de façon comparable, en oubliant un point critique.

    La petite histoire : au bout d’une vingtaine d’années, j’avais atteint un assez bon niveau dans la Poussée des Mains et une certaine habileté dans la pratique de l’escrime. Mais je n’avais pas la sensation d’être un vrai boxeur de Tai Chi parce que j’avais le sentiment que – aux vues de toutes mes connaissances et de mon expérience – dans une situation martiale, je serais retombé dans la dureté.

    Par la suite, pourtant, je suis devenu éveillé, au moins au point de rentrer dans l’enclos du Tai Chi Chuan. C’était le résultat d’une plus grande compréhension du Chi. En particulier j’arrivais à percevoir l’air comme étant beaucoup plus substantiel que l’eau. Comme quelque chose de fixe, comme de l’acier ou du fer. Et c’est cet éveil qui a tout fait basculer ; en ouvrant la porte, cela m’a fait devenir un boxeur de Tai chi.

    Je pensais que ma découverte était unique avant de tomber, quelque temps plus tard, sur une citation assez obscure de Cheng Man-ching que je connaissais déjà, et qui disait : « Traitez l’air comme s’il avait la substance et le poids de l’eau, jusqu’au point qu’il devienne bien plus, comme du fer ! » La citation a toujours été là pour moi, mais c’était si bizarre que je n'en avais jamais tenu compte. C’était un secret, là, sous mes yeux.

    « Le Gung Fu c’est le temps passé dans les principes », disait Liu Hsi-heng, « qui mène en fin de compte à l’éveil ».

     

    5.    Dans le chapitre de Comme une longue rivière intitulé « La peur et la relaxation », vous parlez de la réception de vos deux premiers livres, Un grand maître de Tai Chi parle et Le Tao du Professeur Cheng. La porte du miracle. Certains de vos lecteurs  vous ont interpellé sur l’idée selon laquelle toutes les tensions qui nous empêchent de suivre le flot du Chi, dans notre pratique du Tai Chi comme dans la Vie, reposent sur la peur. Pourquoi l’idée si simple que tout ce que nous avons à affronter ne sont que les différentes formes prises par un seul et même principe est-elle si difficile à accepter ?

    Peut-être parce que c’est si difficile de relâcher la peur. Certains aspects de la peur paraissent si impressionnants extérieurement qu’il est contraire à toute logique que nous ayons la capacité de dissoudre cela de l’intérieur. J’ai été immergé dans cet aspect de la pratique pendant plus de 20 ans, et assez souvent, dans l’instant présent, j’ai du mal à y croire.

     

    6.    Vous avez la générosité de partager énormément votre expérience et votre compréhension du Tai Chi en écrivant des livres et en répondant aux questions qui vous sont posées par des pratiquants de tout niveau dans Tai Chi Thoughts (Pensées Tai Chi), le journal internet de votre école, Long River. Pourquoi consacrez-vous tant de temps à cela ? Cela fait-il aujourd’hui d’une certaine façon partie de votre pratique du Tai Chi ?

    J’adore écrire. Une des multiples bénédictions de ma pratique du Tai Chi, c’est la manière dont il m’a permis d’associer deux grand amours, l’écriture et les arts martiaux. Je pense que le Tai Chi recèle ce genre de choses pour tout pratiquant. Plus qu’un art martial, le Tai Chi est une discipline spirituelle, un tao, un chemin spirituel. Pour citer un autre passage du poème de la Salle de la Joie, ce chemin mène « vers la joie de croître continuellement, d’aider au développement en nous et en autrui des talents et des dons, cadeaux des cieux avec lesquels nous sommes nés… »

    Le Tai Chi m’a également aidé à apprendre une leçon de grande valeur, que beaucoup d’écrivains et d’artistes n’apprennent jamais : le but de la vie n’est pas de développer son art ; le but de l’art, c’est de développer sa vie.

    A la fin du stage, Manolo m’a fait un grand honneur. Il m’a rappelé un passage de mon premier livre : « vous m’avez aidé à trouver la meilleure part de moi-même ». Etudié de façon correcte, c’est ce que fera le Tai Chi.

     


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